L’économie comportementale : un regard approfondi sur ses concepts clés et leur impact sur la prise de décisions financières

L’économie comportementale : un regard approfondi sur ses concepts clés et leur impact sur la prise de décisions financières

Auteur : Yann Jaccard


Introduction

L'économie comportementale, une branche émergente de l'économie traditionnelle, s'est récemment imposée comme une discipline cruciale pour comprendre les aspects irrationnels du comportement humain dans le contexte financier. Cet article se penchera sur les concepts clés de l'économie comportementale et examinera leur pertinence dans le domaine de la prise de décision financière, illustrée par des exemples concrets.

L'économie comportementale se distingue de l'économie traditionnelle en reconnaissant que les individus ne prennent pas toujours des décisions rationnelles basées sur des informations complètes. Les facteurs psychologiques, émotionnels et sociaux jouent ainsi un rôle crucial dans le processus décisionnel. Des pionniers tels que les économistes américains Daniel Kahneman et Richard Thaler ont jeté les bases de cette discipline en explorant les biais cognitifs et les anomalies comportementales des êtres humains.

Daniel Kahneman (2011) opère ainsi une distinction entre deux systèmes de pensée et d’action. Le premier, nommé « système 1 », fait référence à des processus intuitifs, rapides et émotionnels qui s’opèrent de manière automatique et ne demandant aucun effort. Il s’agit, par exemple, d’habitudes quotidiennes telles qu’un trajet en voiture entre son lieu de résidence et son lieu de travail ou d’achats effectués en magasin sans liste de course. Le « système 2 », au contraire, est plus analytique, réfléchi et de facto plus lent. Il correspond à des processus qui requièrent de la concentration et de l’effort lors de la réalisation de tâches cognitives complexes telles que la planification d’un projet ou la rédaction d’un discours. Il est important de relever que, selon cette approche, la plupart des actions et des décisions prises par un individu sont guidées par son « système 1 » et sont donc souvent de nature essentiellement intuitives et émotionnelles.

I.      Biais cognitifs et prise de décisions financières

Le fonctionnement du cerveau humain décrit plus haut donne lieu à l’apparition de biais comportementaux, c’est-à-dire des erreurs systématiques dans la façon de se comporter et de raisonner. Ces biais ne se limitent pas qu’à certains métiers : juges, hommes politiques, médecins et nous nous en doutons bien professionnels de la finance ne sont malheureusement pas épargnés. On distinguera alors deux types de biais, ceux de nature cognitive et ceux de nature émotionnelle. Selon Kahneman (2011), la différence réside dans le fait que dans le premier cas l’individu n’a tout simplement pas connaissance de son biais alors que dans le second il a l’intime conviction d’avoir raison. Nous allons présenter quelques-uns de ces biais et tenter de comprendre de quelle(s) manière(s) ils peuvent influencer la prise de décisions financières.

II.      L’effet de surconfiance

L’effet de surconfiance, plus connu sous le nom « d’effet Dunning-Kruger », est un biais métacognitif bien connu qui revêt de multiples formes. De manière générale, il peut être défini comme une tendance à surestimer ses propres capacités et compétences ou la précision des informations dont on dispose (Eber, 2020).

L’exemple le plus parlant de la manifestation de cet effet sur un grand nombre de personnes s’est produit durant l’éclatement de la bulle Internet dans les années 2000 : durant cette période, de nombreux investisseurs ont été entraînés par une conviction excessive en leurs compétences d'évaluation des actions technologiques. Les acteurs du marché, y compris des investisseurs particuliers et institutionnels, ont été convaincus qu'ils pouvaient anticiper avec précision les évolutions du marché technologique émergent. La montée en flèche des cours des actions de nombreuses entreprises technologiques a renforcé cette confiance, créant un cercle vicieux où le succès initial a alimenté une surestimation accrue des capacités d'analyse. Pendant l’épisode de la bulle Internet, les investisseurs ont négligé des indicateurs classiques de surévaluation, tels que les ratios coûts/bénéfices démesurés et l'absence de bénéfices réels dans de nombreuses entreprises. La surconfiance les a conduits à ignorer des signaux d'alarme clairs, créant une fausse dynamique selon laquelle le marché ne pouvait que monter, alimentant ainsi une frénésie d'achats irrationnels. Des start-ups sans modèle commercial solide ont été surcotées et des entreprises affichant des pertes considérables ont été valorisées à des niveaux astronomiques. L'effet de surconfiance a atteint son paroxysme lorsque des investisseurs ont commencé à ignorer les principes fondamentaux de l'investissement, convaincus que les règles normales ne s'appliquaient plus dans cet environnement technologique en évolution rapide. Cependant, la réalité économique a finalement rattrapé l'euphorie de la bulle Internet. En 2000, le marché a connu un effondrement brutal, déclenchant une correction sévère des entreprises surévaluées. De nombreuses entreprises technologiques ont vu leurs cours de bourse s'effondrer, entraînant d'énormes pertes pour les investisseurs qui avaient été captivés par l'effet de surconfiance.

Cet épisode de la bulle Internet offre une mise en garde tangible sur les dangers de ce biais dans la prise de décision financière. Les investisseurs, même ceux ayant une expérience considérable, peuvent être aveuglés par un excès de confiance en leurs propres capacités, entraînant des décisions d'investissement irrationnelles et des conséquences financières dévastatrices. Comprendre l'effet de surconfiance et être conscient de son existence est essentiel pour les acteurs du marché cherchant à éviter les pièges psychologiques qui peuvent compromettre la stabilité financière à long terme.

 III.      L’évitement de la perte

La théorie des pertes ou aversion à la perte renvoie à la tendance humaine à éviter les pertes plus qu’à rechercher des gains équivalents. Tversky et Kahneman (1991) suggèrent même que nous sommes deux fois plus sensibles aux pertes qu’aux gains. Nous comprenons aisément qu’un tel biais cognitif peut jouer un rôle crucial dans la prise de décisions financières.

 Un exemple historique marquant de l'évitement de la perte se trouve dans la réaction des investisseurs à la crise financière de 2008. Durant cette période tumultueuse, l'effondrement des marchés boursiers mondiaux a créé une atmosphère de panique où l'évitement des pertes a souvent pris le pas sur des évaluations rationnelles des opportunités d'investissement.

Les investisseurs, confrontés à des pertes massives sur leurs portefeuilles, ont souvent adopté une approche de "maintien en l'état" dans l'espoir que les marchés se redresseraient. Cette réaction est un exemple classique de l'évitement de la perte, où la réticence à l’encaisser pour sortir du marché a conduit à des décisions de gestion de portefeuille suboptimales. Cette réticence à réaliser des pertes a souvent conduit à des portefeuilles déséquilibrés, avec des investissements maintenus au-delà du raisonnable dans l'espoir illusoire qu'ils récupéreraient leur valeur antérieure. L'évitement de la perte peut également être observé dans le comportement des consommateurs pendant les périodes de récession. Les ménages, préoccupés par la menace du chômage et la dégradation des conditions économiques, ont tendance à réduire leurs dépenses de manière disproportionnée par rapport à la baisse réelle de leurs revenus.

IV.      Le biais d’ancrage

Le « biais d'ancrage » veut que l'esprit humain ait tendance à cheviller son jugement à la première information dont il a pu disposer (l'ancre) lorsqu'il prend une décision dans un contexte d'incertitude (Tversky & Kahneman, 1974).

 Un exemple classique de ce biais peut être retrouvé sur le marché de l’immobilier. Prenons une situation de départ dans laquelle un individu X a acquis un bien pour la somme de CHF 1'000'000.- en 2012 et souhaite le revendre 3 ans plus tard. Un acheteur Y se présente en proposant un prix d’achat à CHF 800'000.-. Dans une telle situation, les branches de la psychologie et de l’économie comportementale nous enseignent qu’il est hautement probable que l’individu X rejette d’emblée la proposition d’achat alors même qu’il n’a procédé à aucune étude de marché et réévaluation de son bien car il estime que la valeur minimum de ce dernier est toujours de CHF 1'000'000.-. En économie comportementale, le biais d’ancrage peut donc conduire les investisseurs à rester focalisés sur le prix d’achat d’un actif et les amener à le conserver si celui-ci a une valeur inférieure au prix d’acquisition. 

Le biais d’ancrage peut également se manifester dans l’attachement aux performances passées d’un actif. Prenons l'exemple d'un investisseur qui a connu des rendements exceptionnels avec un certain placement au cours des dernières années. Cet investisseur, enraciné dans les succès antérieurs de son portefeuille, pourrait développer un biais d'ancrage qui influence ses décisions futures. Supposons que cet actif ait bénéficié d'une période de forte croissance économique, et que l'investisseur attribue ces rendements positifs à ses compétences en matière de sélection d'actifs. Le biais d'ancrage entre en jeu lorsque l'investisseur continue de surévaluer la performance future potentielle de cet actif en se basant sur cette période précédente de succès.  Sans une évaluation objective des conditions actuelles du marché et donc une prise de recul par rapport aux performances passées, cette surévaluation peut se traduire par des comportements tels que l'augmentation de la taille de la position dans cet actif, la négligence d'autres opportunités d'investissement potentielles, ou même la tolérance accrue au risque. Le biais d'ancrage crée une ancre psychologique dans les rendements passés, influençant ainsi la perception de l'investisseur et ses décisions futures.

 V.      L’effet de disponibilité

L’effet de disponibilité ou « heuristique de disponibilité » (Lainey, 2017), désigne un mode de raisonnement qui consiste à se baser principalement ou uniquement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire lors d’une prise de décision dans une situation donnée, sans chercher à en acquérir de nouvelles. Cette heuristique de disponibilité peut mener à ce que l’on appelle le biais de disponibilité, qui peut se produire lorsque la fréquence ou l’importance d’un événement est surévaluée en raison de sa facilité d’accès dans la mémoire. Il faut toutefois relever que le phénomène d’heuristique de disponibilité de mène pas nécessairement à des conclusions biaisées : dans certains cas, ce mode de raisonnement peut s’avérer particulièrement efficace puisqu’il permet de résoudre une problématique en fournissant un effort cognitif moindre.

En économie comportementale, le biais de disponibilité peut se traduire par une surréaction aux événements fortement médiatisés, poussant les investisseurs à prendre des décisions impulsives plutôt que basée sur une analyse objective du marché et de ses tendances, en particulier dans un contexte où l’information est abondante et rapidement disponible.

Une manifestation de l'effet de disponibilité sur un grand nombre de personnes a été particulièrement visible lors de la période où le Bitcoin a atteint sa plus haute valeur avant une chute significative et illustre de quelles manières l'abondance d'informations peut affecter les perceptions et les décisions des investisseurs. En effet, entre novembre 2020 et novembre 2021, le Bitcoin a connu une période de forte hausse de prix, attirant l'attention des médias du monde entier et battant tous ses records précédents : le 8 novembre 2021, la cryptomonnaie dépassait les 69'000 dollars. Les rapports incessants sur les gains exceptionnels réalisés par de nombreux investisseurs et les histoires tragiques de nombreux autres qui tentaient de retrouver les accès à leurs portefeuilles numériques ont créé un effet de disponibilité massif. Les investisseurs, exposés à ces informations répétées, ont été confrontés à une ancre psychologique qui influençait leur perception du cours du Bitcoin. L'effet de disponibilité a joué un rôle essentiel dans la formation d'attentes irréalistes. De nombreux investisseurs, ayant accès à des informations sur des personnes devenant subitement riches grâce au Bitcoin, ont été ancrés sur l'idée que cette tendance se maintiendrait indéfiniment. Cette disponibilité constante d'histoires de succès a créé une ancre psychologique, les poussant à ajuster leurs attentes et à surévaluer la probabilité de gains futurs.

L'effet de disponibilité a eu des conséquences significatives sur la prise de décisions financières pendant cette période. Les investisseurs, imprégnés des récits de réussite et d'échec liés au Bitcoin, ont souvent réagi de manière émotionnelle plutôt que rationnelle. Certains ont peut-être ignoré les signaux fondamentaux sous-jacents au marché du Bitcoin, tels que la spéculation excessive et l'absence de fondamentaux tangibles en plus des mauvais résultats boursiers de l’époque et des questionnements des autorités financières mondiales. La disponibilité constante d'informations dramatiques a également contribué à la formation de bulles spéculatives, avec des investisseurs achetant en masse pendant la phase d'ascension et vendant précipitamment pendant la correction, amplifiant ainsi davantage les mouvements d’un marché déjà volatile par nature.

VI.      Le comportement moutonnier ou « l’instinct grégaire »

Le comportement moutonnier ou « l’instinct grégaire » est caractérisé par le fait de suivre les actions des autres agents pour prendre une décision. Profondément ancré dans la psychologie humaine, ce phénomène joue un rôle central en économie comportementale, influençant les décisions financières individuelles et collectives. Cet instinct individuel et collectif peut avoir des répercussions significatives sur les marchés financiers, contribuant grandement à la formation de bulles spéculatives, de paniques et d’autres phénomènes de groupe.

Lorsqu'un actif prend de la valeur, l'instinct grégaire incite de nombreux investisseurs à suivre la tendance, contribuant ainsi à une augmentation rapide de la demande et des prix. À l'inverse, lorsqu'un sentiment de panique s'installe, l'instinct grégaire peut entraîner une vente massive, précipitant la chute des prix. Cette dynamique peut être alimentée par divers facteurs, tels que les médias, les réseaux sociaux et les recommandations d'autres investisseurs. L'instinct grégaire peut influencer non seulement les décisions d'achat et de vente, mais aussi la perception générale du marché, créant ainsi un cercle autoréalisateur où le comportement de la foule renforce les tendances existantes.

Les bulles spéculatives, caractérisées par des hausses de prix déconnectées des fondamentaux sous-jacents, sont souvent le résultat de l'instinct grégaire excessif. Les investisseurs, séduits par la perspective de gains rapides, rejoignent la tendance haussière sans évaluation rationnelle des facteurs qui motivent cette hausse. Un exemple historique remarquable nous est fourni par la bulle des dot-com à la fin des années 1990. L'engouement collectif pour les actions technologiques a atteint des proportions démesurées, alimenté par un comportement moutonnier qui incitait les investisseurs institutionnels et particuliers à acheter en masse des actions de sociétés même sans profits. Lorsque la bulle a éclaté, de nombreux investisseurs ont subi des pertes considérables, soulignant les dangers de l'instinct grégaire lorsqu'il n'est pas tempéré par une analyse critique du marché.

Enfin, il est important de relever que ces comportements moutonniers peuvent être mesurables. Les travaux de Merli et Roger (2013) portant sur le comportement moutonnier des investisseurs particuliers ont notamment démontré que les investisseurs particuliers français sont sujets aux comportements moutonniers. Dans cette étude, les auteurs se sont penchés sur le comportement de 87'373 d’entre eux entre 1996 et 2006. Selon les résultats obtenus, les hommes sont plus susceptibles d’adopter un comportement moutonnier que les femmes. Aussi, les auteurs démontrent que les investisseurs plus spécialisés (ceux se positionnant par exemple sur des produits dérivés) sont moins enclins à adapter des comportements moutonniers que les investisseurs peu spécialisés. Enfin, les investisseurs qui ont connu de mauvaises performances dans leurs expériences passées sont plus susceptible de « suivre le troupeau ».

VII.      Conclusion

En conclusion, l'économie comportementale offre un éclairage précieux sur les nuances psychologiques qui sous-tendent les décisions financières humaines. Les quelques biais cognitifs discutés (et il en existe d’autres !) soulignent la complexité de la psychologie humaine dans le contexte économique. Ces biais ne doivent pas simplement être considérés comme des anomalies à corriger, mais plutôt comme des fenêtres révélatrices sur la manière dont les individus interagissent avec l'incertitude et le risque financier. En les comprenant, les investisseurs institutionnels et particuliers peuvent mieux anticiper leurs propres comportements irrationnels et ceux des autres et ainsi concevoir des stratégies plus adaptées. L'économie comportementale offre donc un cadre robuste pour transcender les modèles traditionnels en intégrant une compréhension approfondie des aspects émotionnels et sociaux qui influent sur la prise de décision, ouvrant ainsi la voie à une approche plus holistique et réaliste de l'analyse économique et financière


Bibliographie

Eber, N. (2020). Chapitre 4 : la surconfiance et le suroptimisme. Psychologie économique & financière. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur. 

Kahneman, D. (2011). Thinking, fast and slow. New York : Farrar, Straus and Giroux.

Lainey, P. (2017). Psychologie de la décision, 3e éd. Paris : Editions JFD.

 Merli, M. & Roger, T. (2013). What drives the herding behavior of individual investors ? Finances 34.

Tversky, A. & Kahneman, D. (1974). Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases. Science 185-4157. 

Tversky, A. & Kahneman, D. (1991). Loss Aversion in Riskless Choice : A Reference Dependent Model. Quarterly Journal of Economics 106, 1039-10.


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